CARTE BLANCHE A ETIENNE GRANDCHAMPS, BOUQUINISTE
Je suis bouquiniste. Comme il m'est professionnellement recommandé d'en connaître un minimum sur tout, je parcours les premières lignes des bouquins que je suis amené à exposer dans mes vitrines et parfois - ce qui veut dire que cela ne m'arrive presque jamais - à vendre. En général, je me contente de lire les tables des matières en diagonale et de visionner distraitement les illus. Souvent rien que les illus...
Pour le reste, ma féconde imagination nourrit avec pittoresque le baratin du commerçant que je suis. S'il m'arrive de visiter les vestibules de livres aussi bizarres que des traités d'algèbre ou des traductions de grec ancien (je ne lis que les traductions), j'évite en général les ouvrages de politique.En cela, je ne dois pas, je pense, déroger à la norme de la plupart de mes contemporains, lassés par ce que la majorité des gens pensent de leurs politiciens, des chamailleurs lointains et bien portants dans des aréopages luxueux.
Ainsi, j'ai appris par le télétexte de la RTBF qu'un "SYNDICALISTE DE GAUCHE" - c'est un pléonasme majuscule- allait être lynché par ses pairs parce qu'il avait commis le sacrilège impardonnable de s'entretenir amicalement avec un ENNEMI JURE DE DROITE ! Je me suis alors souvenu d'une plaquette de 50 pages intitulée "LES LECONS D'UNE EMEUTE" , écrite en 1932 par un monsieur Jean BODART, député social-chrétien carolo pur jus. Il n'était pas dans mes intentions de la lire jusqu'au bout, ne souhaitant pas gaspiller le temps précieux que je souhaitais consacrer à la lecture d'un roman rigolo de Jonas Jonasson, auteur suédois apolitique. Cela m'intéressait juste comme carolo de savoir ce qui s'était passé dans les rues de ma ville lors des grandes grèves ouvrières de 1932.
Quelle était cette fameuse leçon ? Les dix premières pages de l'article de Mr Bodart allaient me suffire, pensais-je. Elles décrivaient l'embrasement, les piquets de grève, les pillages des meutes ouvrières, les charges de cavalerie dans la rue Charles II, les arrestations, le désarroi, les morts, les craintes des riches bruxellois face à la jacquerie carolorégienne, etc .
Pour mémoire, la grande crise boursière de 1929 avait déstabilisé l'économie mondiale, évaporé quelques coupons dans les portefeuilles boursiers des capitalistes, exacerbé les rapports bien plus conflictuels à l'époque que de nos jours entre les patrons et leurs ouvriers. Les uns étaient moins riches d'un chouya, les autres mouraient de faim. On va toucher au prix du pain comme en 1789 ! Vive la Révolution ! Osez Affamer les enfants d'un ouvrier, son épouse vous arrachera les yeux ! Quand les gros maigrissent les maigres meurent ! Etc, tels étaient les slogans repris sur les tracts de la grève. Personne n'avait considéré à sa juste mesure la détresse et le sentiment d'abandon des masses laborieuses. Plus grave, les ouvriers se sentaient trahis par leurs propres délégués syndicaux, chrétiens et socialistes, ceux-là mêmes à qui ils avaient confié la mission sacrée de les défendre à Bruxelles, et qui, pensaient-ils, manoeuvraient en coulisse et en cochons de traîtres pour que la casse soit amortie au détriment des petites paies.